Visibilité, invisibilité des femmes de lettres françaises ou francophones
Le projet Visiautrices « Visibilité des femmes de lettres dans l'enseignement du secondaire et du supérieur » (Réseau National des Maisons des Sciences de l’homme-CNRS) visiautrices.hypotheses.org, porté par Philippe Gambette, Maître de conférences en informatique à l’Université Paris-Est, met en évidence les nombreuses résistances des institutions scolaires, universitaires, académiques ou encore éditoriales à la diffusion et à la valorisation des textes écrits par les autrices en langue française. Il a fallu une pétition pour qu’une œuvre écrite par une femme figure parmi celles inscrites au programme des épreuves du baccalauréat en 2017-2018, succédant à quinze années de programmes constitués exclusivement d’œuvres écrites par des hommes. Nombre de personnes se sont aussi interrogées sur le palmarès exclusivement masculin des prix littéraires français décernés par des jurys professionnels à l’automne 2017. Quand on questionne de manière improvisée des diplômé.e.s de l’enseignement secondaire et supérieur, la plupart ne se souvient pas d’avoir étudié des textes d’autrices et se dit que les femmes n’ont pas écrit ou n’ont pas publié. Les écrivaines sont invisibles et de ce fait leurs créations sont niées, reléguées aux « silences de l’histoire » . De nombreux processus ont concouru et concourent à une invisibilisation : inégalité dans l’accès à la culture et à l’édition, place des hiérarchies sociales et des mécanismes de reproduction dans la construction de la valeur, comme dans celle de l’auctorialité, ou encore sexisme linguistique par exemple . Les femmes paraissent insignifiantes du point de vue de la construction du savoir de l’histoire littéraire actuelle. Cette nouvelle exclusion des institutions de savoir françaises contemporaines, paraît réitérer l’exclusion historique des femmes hors des institutions occidentales qui ont dispensé les savoirs –universités, académies notamment- comme l’a récemment montré Éliane Viennot . Quel que soit le degré d’intentionnalité qui préside à cette disqualification des œuvres féminines, ce mécanisme assure de fait la domination masculine sur le champ littéraire. Pour mieux comprendre ces phénomènes, il est nécessaire de reconsidérer l’histoire littéraire au prisme du genre, en étudiant la part prise par les femmes dans l’élaboration d’œuvres et plus largement celle de textes qui ont eu de l’influence et proposent une approche singulière. Une histoire littéraire des femmes, de leurs créations et de la réception de leurs œuvres, reste à écrire. Elle met à l’épreuve la construction de nos savoirs disciplinaires, invitant à les renouveler grâce à des réflexions proposées par d’autres disciplines, ou grâce au déplacement dans le temps et dans l’espace qui permettent de mettre à distance les stéréotypes et les préjugés pour faire place à de l’insu.
Pour contribuer à cette histoire littéraire des femmes, on s’intéressera particulièrement à la manière dont les femmes qui écrivent réfléchissent à leur rapport avec la littérature en lien avec la question de la visibilité et de l’invisibilité. Comment la littérature représente-t-elle la visibilité et l’invisibilité des femmes dans la réalité, les contraintes qui s’exercent, les choix possibles ? La dimension visuelle, vectrice de connaissance et de reconnaissance prend une dimension particulière dans le domaine de la création. Créer est d’une certaine manière produire des représentations qui sont autant de miroirs de l’identité de la créatrice ou du créateur qui se réalise, s’actualise dans ces productions. L’identité auctoriale se fabrique au carrefour des œuvres et de la vie telle qu’on la livre aux lecteurs comme aux lectrices, ou telle que le public s’en empare. Déclarations théoriques, mais aussi procédés d’écriture, personnages, motifs, choix des genres littéraires, peuvent offrir autant de représentations d’une conception de l’écriture, de la manière dont elle reflète la réalité et dont elle la subvertit, dont elle cultive les héritages savants et dont elle invente formes et savoirs nouveaux.
À travers la littérature, on questionne ainsi le rapport des femmes à la création et à l’invention qui produisent les textes. Le refus de donner une place paritaire aux œuvres des femmes en littérature doit être mis en perspective avec la minoration de la place des femmes dans l’histoire des inventions et des créations dont le Dictionnaire universel des créatrices a fait justice. Il réitère l’ancienne interdiction faite aux femmes de se consacrer aux arts et aux savoirs. On sait qu’elle s’accompagne d’une réduction exclusive à la procréation physique. Or dans la conception médico-philosophique de la première modernité, la procréation s’effectue dans un corps de femme réduit à la passivité puisqu’il ne transmet rien, un corps dont l’imperfection se marque par le fait que les organes de la reproduction soient restés à l’intérieur alors qu’ils s’extériorisent chez l’homme . La procréation est un mystère dont la femme n’est qu’un réceptacle, de sorte que la création artistique féminine apparaît toujours comme une obscénité, une violence faite à cette représentation genrée de la première modernité de la reproduction. Le projet de cette journée d’études rencontre ainsi les problématiques travaillées à une autre échelle (pluralité d’aires géographiques et linguistiques, pluridisciplinarité) dans le projet « Visibilité, invisibilité des savoirs des femmes », porté par Caroline Trotot MCF à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée femmesavoir.hypotheses.org. Il permet de mieux comprendre les mécanismes de visibilité et d’invisibilité dans leurs dimensions concrètes et métaphoriques. Il met aussi en lumière les liens entre les savoirs et les créations. Enfin, il propose de concevoir comme complémentaires des approches plutôt sociologiques ou historiques et des approches esthétiques.
Si pour Pierre Bourdieu, le champ littéraire était un champ de forces représenté à partir des métaphores de la physique, il sera peut-être aussi après nos travaux un terrain agricole fertilisé par de nouveaux travaux.
Les communications d’une durée de 25 mn pourront ainsi porter sur :
-La réception des œuvres écrites par des femmes en langue française et leur place dans la transmission des savoirs.
-La représentation de la littérature, de la création, des savoirs dans les œuvres de femmes francophones.
-L’identité auctoriale des écrivaines de langue française. Comment la persona d’autrice est fabriquée par le texte, reconnue par la société ?
-La représentation de soi par les femmes de lettres